« L’éducation aux médias » et l’École, ou le mycologue inconscient
Alléluia ! On apprend que l’Éducation nationale se préoccupe d’une « éducation aux médias ». Selon le site « Le Café pédagogique » qui a révélé, le 11 décembre 2007, s’être procuré une copie de leur rapport encore non publié, les inspecteurs généraux Becchetti et Brunet estiment urgent de « redéfinir l’éducation aux médias », en « réaffirmer au plus haut niveau les principes généraux, les enjeux et les objectifs dans le cadre de l’École : en clarifier la définition, en rappeler l’obligation et en circonscrire le champ ».
Il paraît qu’internet impose cette révision. « De l’enfant éduqué au sein d’une communauté fermée, y lit-on, dans une logique d’héritage culturel et de tradition
orale, nous sommes passés à l’enfant surexposé à l’information fragmentée accessible à travers des moyens technologiques ». Et ces inspecteurs de demander que « l’éducation aux
médias traverse les disciplines et qu’un espace, un temps, un enseignant référent soient identifiés dans tout collège ».
Les succès de TF1 comme mesure des échecs de l’École
Pourquoi pas ? Mais voilà tout de même un beau constat d’échec !
- Car la ritournelle, l’Éducation nationale se la chante périodiquement depuis au moins trente ans, depuis la note du ministre René Haby du 28 septembre 1976 sur « l’utilisation de la presse à l’École ». En 1982, a même vu le jour un organisme spécifique, « chargé de concevoir et de développer des programmes d’éducation aux médias », le Clémi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) - comme s’il existait des médias sans diffusion ou réception d’information ! Il est composé à parité de représentants des médias et du monde enseignant. Le rapport des inspecteurs semble bien mettre en doute son efficacité. Il n’est, du reste, que de voir son logo naïf sur son site internet qu’on a analysé sur Agoravox, le 8 décembre 2006 (« La crise de la presse : un dessin du Clémi passe aux aveux ! ») : un journaliste est croqué en Tintin accourant, une mappemonde sur un plateau qu’il porte comme un serveur de bar, main renversée : il ne manque que Milou !
- Il faut dire que les moyens mis en œuvre n’étaient peut-être pas à la hauteur de l’enjeu avec, pour actions-phares, une rituelle « Semaine de la presse à l’École » en mars, des visites de sièges de médias ou encore la rédaction de journaux scolaires pour jouer au « petit journaliste », copies conformes singeant les tares de l’univers médiatique avec mise hors-contexte, information indifférente et flatterie, sous la tutelle d’une administration soucieuse de contrôler au plus près l’exercice. On ne peut mieux résumer les avanies auxquelles s’expose l’École quand elle se met « à l’école des médias de masse » au lieu d’apprendre à ses élèves à se défendre contre les illusions et les leurres de l’univers médiatique pour tenter d’y résister et de se former une opinion personnelle.
- Il n’est meilleur baromètre de cet échec que les palmarès publiés par TF1 tous les ans en janvier, qui célèbrent ses succès d’audience en rafales : un coup d’œil sur le contenu en général pitoyable de ces émissions plébiscitées suffit à mesurer le niveau moyen culturel de son audience. Celle des chaînes publiques, Arte excepté, vaut-elle guère mieux, avec la petite Marie Drucker en maîtresse d’hôtel sur France 3, quand il s’agit, par exemple, d’interviewer un invité du calibre de Charles Pasqua ?
Deux obstacles majeurs
« L’éducation aux médias » se heurte, en effet, à deux obstacles majeurs.
1- Le premier est justement, faute de réflexion propre sans doute, l’adoption aveugle par l’École de « la théorie promotionnelle de l’information » diffusée inlassablement par les médias. Leur représentation à parité dans le Clémi ne doit pas y être étrangère. On a, dans plusieurs articles parus récemment sur Agoravox, développé suffisamment les erreurs qu’elle répand, pour qu’il soit inutile d’y revenir. Il suffit de renvoyer le lecteur aux articles suivants : « La tragique leçon de journalisme de Géraldine Muhlman sur France Culture » (12 octobre) - « Si le "JT" n’est ni de l’information ni du journalisme, alors qu’est-ce que c’est ? » (30 novembre) - « Médiapart d’É. Plénel, un nouveau média ou un média de plus ? » (7 décembre) - « La nouvelle distinction entre "articles d’opinion" et "articles privilégiant les faits" : une erreur et un leurre » (11 décembre).
- Il importe, pour mémoire, de rappeler seulement de quelle source unique partent ses erreurs. Sauf erreur, l’École, si prodigue en instructions, n’a jamais éprouvé le besoin de définir explicitement le mot « information », comme si son sens allait de soi, s’en remettant sans doute à la définition erronée du dictionnaire. On ne trouve dans ses textes que le sens implicite qui découle de l’usage qu’elle fait des mots « informer », « information » ou « informatif » et qu’elle leur affecte d’autorité. Le mot « informer » est, par exemple, employé dans une série de mots qui s’opposent, telle que celle-ci : « (L’élève doit pouvoir)reconnaître les objectifs du message : exprimer des faits, des idées, des sentiments, informer, expliquer, argumenter, démontrer, persuader, inciter à une action, chercher à influencer, réfuter, questionner, etc. » (BOEN n° 12 23.03/1989). Il ressort, par simple opposition entre les termes, qu’ « informer » diffère de « persuader », d’ « argumenter » comme de « chercher à influencer » », et consiste donc à transmettre un fait avéré, sans volonté d’influencer ! Tout est dit !
- Or, on verra dans les articles cités pourquoi on n’accède jamais à « un fait », mais seulement à « une représentation d’un fait plus ou moins fidèle ». Ça change tout. Avec la croyance à une « saisie directe du fait », on est dans l’illusion médiatique qui, comme toute illusion n’est pas perceptible sans un accommodement particulier de la vision. Les médias (cinq sens, apparence physique, cadre de référence, mots, silences, images, médias de masse, etc.) ont la particularité d’être discrets et de se faire oublier. Pourtant, toute information n’est diffusée ou perçue que par leur « intermédiaire », qui laisse sur l’information des marques profondes. En ce sens, on n’accède pas au « terrain », mais seulement à « une carte » qui le représente plus ou moins fidèlement selon l’effort déployé pour y parvenir. À cette première illusion, s’ajoutent, en outre, les leurres que les acteurs de la « relation d’information » disposent au gré de leurs intérêts.
- En somme, ces deux définitions de l’information s’opposent comme les sources de deux fleuves qu’éloigne en sens contraire « une ligne de partage des
eaux ».
1- Faire croire à la perception « en direct » d’ « un fait brut » - comme aiment à dire les médias - entraîne une théorie de l’information erronée qui masque
les leurres et les illusions de l’univers médiatique et donc encourage la crédulité.
2- Apprendre, au contraire, que l’on ne peut obtenir qu’ « une représentation plus ou moins fidèle d’un fait » implique d’être attentif à ces leurres et à ces
illusions pour ne pas en être le jouet et donc encourage « le doute méthodique » et la formation libre de l’opinion. Il faut renvoyer inlassablement l’École à Magritte :
cette pomme et cette pipe peintes, aussi « réalistes » qu’elles soient, n’en sont que des représentations fidèles : elles ne peuvent ni se manger ni se fumer.
2- Le second obstacle auquel « une éducation aux médias » se heurte à l’École est le traitement de texte qu’elle s’est elle-même constitué pour lire et comprendre les textes et qui vient en gros de deux sources.
- L’une est la source traditionaliste inspirée du traitement de texte religieux qui a au moins vingt siècles de pratique. Les Classiques ont beau avoir remplacé dans l’École laïque les prophètes, l’exégèse et la glose sont restées des modèles sous forme d’explication de texte et de commentaire de texte pour « briser l’os des apparences, en extraire la substantifique moelle » et la célébrer. La prosternation devant le texte sacré est la seule posture qui convienne, sous l’empire de l’argument d’autorité. Un texte sacré ne se conteste pas, il se mémorise pour avoir dans un débat le dernier mot.
- L’autre source, qu’on peut appeler moderniste, réunit des apports empruntés aux diverses écoles de linguistique, avec une préférence marquée pour Benvéniste et sa théorie de l’énonciation. Erik Orsenna a dit sa stupeur devant cette approche d’un texte (ou « discours ») qui manie un ensemble d’outils hétéroclites au nom mystérieux, comme « texte ancré » ou « non ancré », « déictiques », « connecteurs », « disdascalies », etc.
* Ce qui frappe à en juger par les sujets d’examen donnés, par exemple, au Brevet des collèges, c’est une commune erreur consistant à mettre hors-contexte un
« discours » dans une sorte de « bulle spéculative », pour lui faire dire n’importe quoi : ainsi en 1996, un livre d’André Chamson comme L’Auberge de l’abîme,qui
est un plaidoyer vibrant contre la vengeance personnelle, a pu être présenté par l’extrait choisi et une brève introduction fallacieuse comme une apologie de la chasse à l’homme et de la
justice privée.
* Ce traitement de texte ignore royalement les contraintes de « la relation d’information », comme 1- les motivations de l’émetteur dont la première est
de ne surtout « jamais livrer volontairement une information susceptible de lui nuire », ou 2- les déformations qu’impriment sur l’information les médias, ou encore 3- les
stratégies qu’imposent de suivre les propriétés d’un récepteur plutôt indocile et soumis moins aux consignes de sa raison qu’aux emportements de son cœur : « Le cœur,
écrit Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Voilà pourquoi nombre de médias de masse, les publicitaires et les démagogues préfèrent stimuler les réflexes de
leurs lecteurs plutôt que de nourrir leur réflexion.
* Ce traitement de texte développe, en outre, des catégories aussi inutiles qu’erronées : il distingue ainsi, dans une typologie fameuse autant que fumeuse, « le texte (ou discours) narratif », « le texte (ou discours ) descriptif », « le texte (ou discours) explicatif », « le texte (ou discours) argumentatif », « le texte (ou discours) informatif ». On voit bien que ce texte (ou discours) informatif) rejoint « la théorie promotionnelle de l’information » répandue par les médias : c’est un texte ou un discours qui, vu les autres auxquels il est opposé, ne viserait pas à influencer ! Comme s’il était possible de dégager « un fait » de « la gangue de commentaire » qui le contient nécessairement...
* Cette méthode de lecture formaliste, en dissociant le médium de l’information qu’il transmet, s’attache uniquement à la forme (comme la technique narrative, ou descriptive, ou argumentative) au point d’en oublier le fond (comme l’apologie de la justice privée). En somme, “quand le doigt montre la lune”, cette méthode invite à « (regarder) le doigt », avec les conséquences désastreuses qui en découlent, selon le proverbe prêté aux Chinois : « Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
* Une autre erreur qu’on a évoquée sur Agoravox à l’occasion de deux procès perdus par des auteurs qui s’étaient permis de diffamer leurs contemporains, est le dédoublement fantomatique de l’auteur auquel les juges ne paraissent pas avoir été sensibles en condamnant les auteurs et non « les narrateurs » (« P. Besson et l’éditeur Grasset condamnés : entre "auteur" et "narrateur" rien ne va plus ! », 21 septembre 2007 - « Le rejet par la CEDH du recours de M. Lindon et de POL son éditeur : l’auteur démasqué sous "le narrateur" », 24 octobre 2007). On apprend aux élèves, en effet, qu’ « un auteur, être social, producteur du texte », ne saurait être confondu avec « le narrateur, personnage fictif qui assume la charge du récit ». Drôle d’éducation à la responsabilité de l’acte d’écrire !
* Quant au degré de fiabilité de tous ces textes ou discours, les élèves n’en entendent pratiquement jamais parler, si ce n’est par le biais de ce bien curieux texte, vu plus haut, appelé “informatif” : présenté comme n’ayant « aucune finalité d’influence » sur le récepteur, il apparaît, par voie de conséquence, comme « neutre » et donc fiable. Il serait sans rire le discours caractéristique des dictionnaires et des manuels - comme si ces ouvrages ne jouissaient pas du statut d’argument d’autorité aux yeux de ceux qui les consultent. On le trouverait même, selon certains, dans les fameux « journaux d’information » ! Pourquoi, en effet, ne déraisonner qu’à-demi quand on peut le faire à plein tube ?
La fable, “Le mycologue inconscient”
Or, tous ces habillages très formels d’une information sont-ils plus importants à déceler que son degré de fiabilité ? Une petite fable, « le mycologue
inconscient », suffit à en montrer l’enjeu. Il était une fois un professeur de mycologie dont l’unique souci était d’apprendre à ses étudiants à classer les champignons selon la forme du
pied, du bulbe ou du chapeau : bolets, cèpes, girolles, trompettes de la mort, amanites et coulemelles se distinguaient ainsi selon leurs apparences. Cela faisait joli dans les tableaux
de classification du mycologue. Tout frais émoulus de leur nouveau savoir si excitant, les étudiants coururent aussitôt dans les prairies et les sous-bois cueillir, au vent léger, tous les
champignons qui leur tombaient sous la main. Le lendemain, on déplorait parmi eux plusieurs morts et un bon nombre de malades : leur professeur inconscient avait tout simplement négligé
de leur enseigner la technique pour distinguer les champignons comestibles de ceux qui sont vénéneux ou hallucinogènes. Ne pourrait-on pas reprocher à cet esthète des champignons d’avoir
manqué à une obligation de précaution ?
L’ Education nationale n’encourt-elle pas le même reproche de négligence coupable à laisser ses élèves ignorer les moyens de mesurer la fiabilité d’une information dont peuvent
dépendre une décision, une stratégie, voire une vie ? Car, si la forme d’un champignon permet de distinguer le comestible du mortel, et encore avec bien des précautions, dans le cas des
types de discours, à l’évidence, ce n’est pas la forme de transmission par narration, description, explication ou argumentation qui aide à conclure si une information est fiable ou non. Ce
degré de fiabilité d’une information exige une connaissance sérieuse du fonctionnement de « la relation entre émetteur et récepteur » et de « la théorie expérimentale de
l’information » qui en découle.
Est-ce bien ce qu’entendent par « éducation aux médias » les inspecteurs « auteurs/narrateurs » du rapport évoqué ? On peut en douter à voir leur
proposition-gadget d’ « un espace, d’un temps et d’un enseignant référent dans tout collège ». D’abord, à quelle discipline enlever des heures pour les consacrer à
« l’éducation aux médias » ? Ensuite, celle-ci est de la responsabilité de tous les enseignants qu’il faudrait en priorité eux-mêmes éduquer ou recycler. Enfin, s’il est une
discipline « qui traverse toutes les autres », c’est celle de la langue française. Elle est la plus indiquée pour assurer « une éducation aux médias », à condition de
redéfinir son enseignement autour de la notion d’ « information », entendue comme « la représentation d’un fait plus ou moins fidèle ». À défaut, les paris sont
ouverts : dans trente ans, il se retrouvera de doctes inspecteurs généraux pour reparler dans un rapport avec onction de l’urgence d’ « une éducation aux médias » à
l’École.